1961

Prologue inédit du Dernier Coyote

Peu de garçons s'étaient cognés contre la clôture. Moins encore l'avaient franchie pour atteindre le monde extérieur. Ils ne dirent pas un mot jusqu'à ce qu'ils atteignent leur but et puis ils se tinrent tous les deux debout regardant à travers la clôture. Les montagnes de San Gabriel paraissaient éloignées dans le smog. Il semblait au garçon que cela sentait la pluie mais cela faisait des semaines qu'il n'avait pas plu et il avait eu auparavant de fausses prémonitions sur la pluie. La femme des services sociaux (l'assistante sociale) qui les avait suivis se tenait à peu près à six mètres d'eux. Observant tout le monde, mais n'observant pas n'importe qui. La visiteuse rompit le silence. Tout d'abord, quelle signification ont ces deux épisodes perdus de la vie d'Harry ?
- Est-ce que tu te sens un peu mieux maintenant ?
- Ça va, répondit le garçon, ne t'inquiètes pas.
- Je dois m'inquiéter pour toi. Tu es mon bébé.
- Je ne suis pas un bébé.
- Je sais, tu comprends ce que je veux dire.
Après, ils ne parlèrent pas pendant un moment mais ça allait. Il aimait juste être avec elle et il se sentait réconforté, qu'ils parlent ou non. Elle n'avait jamais manqué une visite. Il savait qu'elle le faisait aux yeux du tribunal, mais il pensait qu'elle viendrait quand même le voir chaque jour même si ce n'était que pour eux et que le tribunal n'avait rien à voir avec ça.
Le tribunal était quelque chose qu'il n'avait pas encore vraiment compris. En fait, il n'y avait jamais vraiment été, mais il avait entendu d'horribles histoires racontées par quelques uns des autres garçons du centre. Ce qu'il trouvait le plus déroutant dans l'histoire était qu'il ne pensait pas avoir fait quoi que ce soit de mal. Pourquoi donc le tribunal l'avait-il envoyé là ? Pourquoi ne pouvait-il pas partir ? Il se tourna et s'adossa à la clôture. Quelques gosses essayaient de jouer sur le terrain. Il savait qu'ils ne lui proposeraient pas de jouer avec eux. La femme des services sociaux vit le début du jeu et marcha sur le côté du terrain, à une distance assez sécurisée du marbre de sorte qu'elle ne soit pas blessée avec quoi que ce soit. Le garçon devina qu'elle savait qu'ils chercheraient intentionnellement à lui lancer quelque chose pour lui faire mal ou peut être envoyer un voyou le faire pendant l'échauffement entre deux tours de batte.
La femme avec le garçon vit aussi le début du jeu.
- Tu sais, à la prochaine saison, les Dodgers seront dans le nouveau stade au centre ville. Chavez Ravine. On va bien s'amuser, pas vrai ? On ira voir Koufax. Le premier jour. Je te le promets. Ça te plairait ?

Il acquiesça et essaya de sourire.
- As-tu lu les livres ?
- L'un d'entre eux. Je n'ai pas encore terminé l'autre.
- Je devrai les retourner lorsque tu les auras terminés. Ils appartiennent à la bibliothèque.
- Je sais.
C'était la raison pour laquelle il les avait cachés entre son oreiller et l'emboîtage. Il protégeait les livres comme s'ils étaient de l'or. Il pensait que s'ils étaient considérés comme volés elle serait blâmée pour ne pas les avoir rapportés à la bibliothèque et que le tribunal le saurait. C'était sa plus grande crainte mais il ne voulut jamais lui dire de garder les livres. Il savait que cela comptait beaucoup pour elle et c'est pourquoi il les lut. Et il les apprécia. Des deux frères, il pensa que son préféré était Joe Hardy. Mais la plupart du temps il devinait la fin des mystères avant l'un ou l'autre.
Il remarqua qu'elle portait la ceinture qu'il lui avait donnée pour son anniversaire. Il savait qu'elle l'aimait bien parce qu'elle la portait chaque fois. Il l'avait aidé à la choisir. Et il l'avait payée. Cela lui faisait penser...
- Comment va Tante Meredith ?
- Elle va très bien. Elle allait venir…
Elle ne termina pas sa phrase mais ça allait. Il pouvait deviner la suite. Meredith avait un emploi.
- J'ai parlé au procureur, dit-elle, il a dit que l'appel n'avait pas encore été planifié sur le calendrier du tribunal mais on y est presque, bébé. Quand on y sera - excuse-moi, je vais essayer d'arrêter de t'appeler comme ça. Bref, quand cela sera prévu sur le calendrier je vais trouver un emploi dans le café sur Ivar. J'en ai déjà parlé à M. Sinkowski. Avoir un emploi régulier, ça va m'aider. Le procureur a dit que si je - eh, que sont devenues tes nouvelles Keds ?

Il regarda ailleurs, vers les montagnes. Il détestait lui mentir. Mais il détestait lui faire de la peine ou la rendre triste. Il eut soudain envie de pleurer mais il savait que cela la ferait aussi pleurer.
Elle s'approcha et tourna sa tête avec ses mains. Elle se baissa de quelques centimètres pour poser son front contre le sien. Elle faisait toujours ça lorsqu'elle voulait lui dire quelque chose qui fait de la peine à dire. Elle parla doucement et tendrement comme le font les mères.
- Qu'est-il arrivé à tes chaussures, chéri ?
Il hésita assez longtemps pour avaler sa salive.
- Un des gosses plus âgés du dortoir les a prises.
- Quel âge ?
- Je pense qu'il a treize ans.
- Treize ans ? Pourquoi les prendrait-il ? Elles ne lui iront pas.
Il ne répondit pas.
- Hieronymus, dis-moi.

L'utilisation de son prénom formel était toujours la combine qui détruisait toute sa résistance. Elle était la seule qui l'appelait ainsi et alors cela avait pris une dimension spéciale lorsqu'elle l'utilisait.
- Il les a prises parce qu'il le pouvait.
Elle se redressa et le garçon put voir sa colère. C'était la colère d'une mère protectrice. Elle chercha autour d'elle l'assistante sociale.
- Viens, on va parler à Mme Mathews et récupérer tes chaussures.
Elle saisit sa main et se dirigea vers l'assistante sociale. Il la tira en arrière, pour l'arrêter.
- Non, ça ne ferait qu'empirer les choses.
- Pourquoi ?
- Parce que. Ecoute, je n'ai pas besoin des chaussures. Je ne peux aller nulle part de toute façon. Les chaussures que j'ai importent peu.
Il se rendit compte qu'avec ces mots il avait fait ce qu'il ne voulait surtout pas faire. Il avait réveillé la souffrance qu'ils partageaient tous les deux. Il pouvait voir son effet dans ses yeux. Et il savait que très vite elle se mettrait à pleurer.
Toutes les mères pleuraient lorsqu'elles venaient le jour de la visite. Les fils pleuraient aussi. Et aucun des garçons ne s'étaient jamais moqués des uns et des autres par la suite. Même les plus âgés. Maintenant si un garçon pleurait parce qu'il s'était blessé sur le terrain de jeu ou dans le dortoir lorsque les plus costauds lui prenaient ses chaussures alors il n'échappait pas à des railleries enfantines et à sa relégation au statut de pleurnicheur. Mais la règle tacite était qu'un garçon pouvait pleurer avec sa mère le jour de la visite et qu'il ne devait pas en payer le prix dans sa fierté d'enfant. C'était comme ça.
Elle l'attira à lui et le serra dans ses bras, sa tête contre ses joues. Il leva ses bras et entoura sa mère. Après un moment, il put sentir ses larmes dans ses cheveux courts. Puis elle lui chuchota à l'oreille.
- Je vais te sortir de là. Je te le promets, bébé. Je me fiche de ce que j'aurai à faire pour ça mais je vais te ramener avec moi.
- Je ne m'inquiète pas, dit-il d'une voix étranglée. C'était tout ce qu'il put dire"

© Michael Connelly

 


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