1965

Prologue inédit de L'envol des Anges

Il était vrai que le centre juvénile Mc Laran comprenait une majorité de gardes de couleur noire mais il n'y avait jamais eu de problèmes entre les Blancs et les Noirs pendant qu'Harry y avait séjourné. Le dortoir dans lequel il vivait avait une répartition des pouvoirs et des bandes qui pouvaient être dangereuse pour les imprudents et les intrus, mais ceux-là étaient complètement intégrés puisque l'adhésion était fondée sur la taille, le danger et des critères de représentation différents de la race. Ses parents adoptifs - dont les noms s'avéraient être Ed et Eileen Foster (" foster " signifie " adopter " en anglais) étaient des Catholiques purs et durs et ils l'inscrivirent à Saint Ambroise en dixième. Harry était un élève médiocre mais continuait à aimer aller à l'école pour s'éloigner des Foster. Il aimait observer les filles - Mc Laran n'avait hébergé que des garçons et l'observation minutieuse du sexe opposé était nouvelle et fascinante à ses yeux. Un matin, alors que Harry, venant de la chambre dans le garage qui lui avait été aménagée avec un lit et un bureau, entra pour prendre son petit-déjeuner, Ed lui annonça qu'il n'irait pas à l'école ce jour-là.

" Les indigènes ont pété les plombs la nuit dernière " expliqua-t-il. " Tu devrais rester à la maison en sécurité aujourd'hui ". Il indiqua du doigt la télévision sur le comptoir dans la cuisine près du poêle où Eileen préparait des œufs brouillés pour eux. Harry vit un film en noir et blanc, montrant l'incendie d'un magasin, puis un plan de montage d'une masse étonnante, émouvante d'hommes noirs en colère dans une rue quelque part.
"C'est ici ?" demanda-t-il, ne comprenant pas qu'une telle chose puisse arriver dans sa ville.
"C'est Los Angeles ?". "Watts. Tu restes à la maison jusqu'à ce que les choses se calment. Tu peux faire du désherbage derrière la maison si tu veux quelque chose à faire". Harry fixait la télévision des yeux. Ils ne vivaient pas près de Watts mais il pensait à deux des garçons qu'il connaissait à Mc Laran. Spencer et Figgs. Ils venaient de Watts et il se demandait s'ils étaient devant la télévision dans la salle de jeux du dortoir regardant leur voisinage brûler. "Typique "dit Ed. "Ils brûlent leurs propres maisons. Quel bien est-ce que ça leur fait ? Les informations disent que les gardes nationaux vont venir. Ils vont balayer les rues avec du sang noir ".

Harry regarda Ed, il n'était pas sûr de comprendre ce qu'il voulait dire, puis regarda à nouveau la télévision.
"Tu vas enlever ton uniforme et te changer avant d'aller travailler derrière", lui enjoignit Eileen.
Un mois après les émeutes, il y eut une danse Sadie Hawkins dans le gymnase de l'école. C'était le lieu où les filles demandaient aux garçons de sortir et Harry n'en attendait rien du tout. Il ne s'était pas fait d'amis et il n'avait que peu parlé avec une des filles de sa classe. La plupart du temps il observait - les groupes s'étaient formés pendant la première année alors qu'il était toujours à McLaran. En plus il devait travailler après l'école et n'avait jamais le temps de traîner sur le parking avec les autres enfants. La seule fille qu'il connaissait et à qui il parlait était aussi une étrangère qui s'appelait Estrella Arceneaux. Il la connaissait seulement parce qu'ils étaient les marginaux de la classe et qu'ils partageaient la même table tous les jours pendant le déjeuner. Il y avait un garçon avec une jambe atteinte de polio qui s'asseyait également à leur table mais il lisait toujours des livres des Hardy Boys en déjeunant et il ne parlait pas. Il ne restait que Harry et Estrella. Elle aussi était la seule membre de sa bande, non pas parce qu'elle était nouvelle à l'école ou qu'elle avait des difficultés pour s'intégrer en société comme Harry. Elle était une étrangère parce qu'elle était la seule élève noire de la classe. Le jeudi précédant la soirée de danse du samedi, elle demanda à Harry s'il voulait bien y aller avec elle et il accepta.
Harry demanda à Ed de le déposer à la maison d'Estrella samedi soir. Alors qu'il conduisait et suivait les directions qu'Estrella avait données à Harry par téléphone, le visage d'Ed se renfrognait lentement. Finalement il ralentit à un stop comme s'il croyait qu'en conduisant plus loin il franchirait quelque limite en lui-même.
"Fiston, tu sais que nous allons dans le quartier des Nègres, n'est-ce pas ?"
Harry ne savait pas quoi répondre. Il n'avait jamais utilisé le mot que son père adoptif utilisait si souvent et répondre oui serait le reconnaître. Il savait que cela traduirait un manque de respect pour la fille qui lui avait demandé de sortir avec elle pour la soirée de danse.

"La fille est de couleur ou pourrait très bien l'être si elle vit dans le coin", dit Ed alors qu'Harry ne répondait pas.
"C'est une nègre", dit Harry, utilisant l'expression adéquate du jour, pas "de couleur". Ça faisait du bien de défier le vieil homme. Et Harry comprit soudain qu'Ed avait provoqué l'incident pour qu'il puisse le faire. La main d'Ed Foster lâcha le volant trop vite pour qu'Harry puisse l'éviter. Elle le frappa sur la bouche, coupant ses lèvres contre ses dents. Harry mit la main sur sa bouche mais le sang dégoulinait sur la chemise d'un blanc éclatant qu'il avait achetée à Buffums avec l'argent gagné en ensachant des provisions dans le magasin où son père adoptif dirigeait le rayon produits.

Au premier stop Harry ouvrit la portière de la voiture et sortit. Il laissa simplement la portière ouverte pour que Ed s'embête à la refermer. Il retourna dans la direction de la maison d'Estrella Arceneaux. Il y arriva une demi-heure plus tard avec sa chemise abîmée et ses lèvres gonflées. Le père d'Estrella ouvrit la porte et d'abord pensa que des gars du quartier l'avaient tabassé. Ils n'habitaient pas à Watts mais assez près quand même et les choses avaient été tendues partout depuis les émeutes. Harry dit que ce n'était pas la raison et s'excusa auprès d'Estrella pour avoir gâché la soirée. Il savait qu'ils ne pouvaient pas y aller dans l'état où il était. M. Arceneaux emmena Harry dans la salle de bains, nettoya le sang sur son visage et lui fit rincer sa bouche avec de l'eau chaude. Il ne posa pas de questions supplémentaires à propos de ce qui s'était passé car il le savait probablement. Il apporta à Harry de la glace enveloppée dans une lavette pour sa bouche et lui dit d'enlever sa chemise. Il repartit et lui rapporta une de ses propres chemises pour qu'il la porte. C'était grand pour Harry mais il ne flottait pas.
"Votre fille est jolie", dit Harry. Il n'arrivait pas trouver les mots pour expliquer ce qu'il ressentait ou ce qu'il pensait. "Elle est aussi très intelligente. Parfois pendant le déjeuner elle m'aide à finir mes devoirs".
M. Arceneaux se contenta de sourire et de faire un signe de la tête. Il les conduisit à la soirée. Sur le chemin, M. Arceneaux alluma la radio. Harry et Estrella étaient assis à l'arrière et écoutaient l'étrange musique que son père avait mise à la radio. Aucune musique qu'il avait écoutée auparavant ne l'avaient touché de cette manière, la façon qu'avait le son de bouger à l'intérieur de son corps. De son sang. Il se rappelait que sa mère écoutait des disques avec des hommes noirs sur la couverture mais à cette époque il était trop jeune pour y faire attention. Maintenant il y faisait attention. Le père d'Estrella le regarda dans le rétroviseur et sourit. Il avait une dent en or.
"Tu aimes le "Bird "hein" ?
Harry ne savait pas pourquoi il appelait sa fille un oiseau et pourquoi elle ne protestait pas. Mais parce que l'homme lui souriait, Harry se contenta de hocher la tête. Il ne comprendrait pas ce que M. Arceneaux voulait dire avant quelques années plus tard. Dans le gymnase ils dansèrent peu mais observèrent la plupart du temps les autres enfants et essayèrent de ne pas montrer qu'ils se savaient observés. Mais Harry tirait une étrange sensation de pouvoir et de liberté du fait d'être avec Estrella. Du fait de savoir qu'ils étaient observés alors qu'ils dansaient un slow sur une chanson de Sam Cooke qui parlait d'être sur un toit.
Tous les regards étaient tournés vers les deux marginaux de la classe et cela enhardissait Harry. Il raconta toute l'histoire à Estrella. Concernant tout ce que son père adoptif avait dit et fait. Il lui dit qu'il savait qu'il serait renvoyé à Mc Laran maintenant et que c'était ce qu'il voulait. Le visage d'Estrella devint sérieux puis furieux. Elle lança un regard à Harry qui le blessa. Tout à coup il vit la peine, la colère et surtout la déception.
- Quoi ?
- Tu t'es servie de moi Harry
- Quoi ?
- Tu t'es servie de moi pour retourner là- bas. Tu ne comprends pas ce que ça signifie ? Comme c'est idiot de ta part ? Je suis une personne, pas une…
- Idiot ? Non, je voulais juste…
- Les gens comme ton père adoptif ne sont pas les pires. On les voit venir des kilomètres à la ronde. Mon père dit que ce sont les ignorants qui font le plus de mal.

Elle le laissa là, sans voix et sortit du gymnase. Son père attendait dans la voiture sur le parking. L'école était si loin de leur domicile que cela ne valait pas le coup de refaire tout le trajet aller et retour jusqu'à chez lui.
Harry suivit Estrella dehors. Il pouvait entendre le même genre de musique venir de la voiture de son père à mesure qu'il s'approchait. Estrella était assise devant, de l'autre côté de la voiture où Harry se trouvait et regardait dehors par la fenêtre. Son père regarda Harry alors qu'il arrivait.
- Fiston, tu as été impertinent avec ma fille ?
- Non monsieur
- Eh bien je dois te donner de l'argent pour le taxi parce qu'elle ne veut plus de toi dans la voiture.

Harry regarda Estrella par-dessus l'épaule de son père. Elle lui jeta un coup d'œil en retour, lui lança le même regard à nouveau et détourna la tête vers la fenêtre.
- Ça va, dit-il . Je peux marcher, ce n'est pas loin.
- T'es sûr. C'est ma responsabilité de veiller à ce que tu rentres bien chez toi maintenant.
- Je suis sûr. Je veux marcher.

Après leur départ Harry se rappela qu'il portait la chemise de M. Arceneaux et se demanda comment il allait pouvoir la lui rendre.
Il rentra à la maison une heure plus tard et trouva Ed Foster qui l'attendait dans le salon. Les vêtements d'Harry et quelques unes de ses affaires, incluant un poster enroulé d'une peinture de Hieronymus Bosch que sa mère lui avait donné, l'attendaient dans deux cartons de bananes.
- Viens, garçon, dit Ed. On s'en va ce soir.

Harry n'eut jamais l'occasion de dire au revoir à Eileen Foster. Et jamais plus il ne revit Estrella Arceneaux."

© Michael Connelly

 


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