Prologue
inédit de L'envol des Anges
Il était
vrai que le centre juvénile Mc Laran comprenait une majorité
de gardes de couleur noire mais il n'y avait jamais eu de problèmes
entre les Blancs et les Noirs pendant qu'Harry y avait séjourné.
Le dortoir dans lequel il vivait avait une répartition des
pouvoirs et des bandes qui pouvaient être dangereuse pour les
imprudents et les intrus, mais ceux-là étaient complètement
intégrés puisque l'adhésion était fondée
sur la taille, le danger et des critères de représentation
différents de la race. Ses parents adoptifs - dont les noms
s'avéraient être Ed et Eileen Foster (" foster "
signifie " adopter " en anglais) étaient des Catholiques
purs et durs et ils l'inscrivirent à Saint Ambroise en dixième.
Harry était un élève médiocre mais continuait
à aimer aller à l'école pour s'éloigner
des Foster. Il aimait observer les filles - Mc Laran n'avait hébergé
que des garçons et l'observation minutieuse du sexe opposé
était nouvelle et fascinante à ses yeux. Un matin, alors
que Harry, venant de la chambre dans le garage qui lui avait été
aménagée avec un lit et un bureau, entra pour prendre
son petit-déjeuner, Ed lui annonça qu'il n'irait pas
à l'école ce jour-là.
"
Les indigènes ont pété les plombs la nuit dernière
" expliqua-t-il. " Tu devrais rester à la maison
en sécurité aujourd'hui ". Il indiqua du doigt
la télévision sur le comptoir dans la cuisine près
du poêle où Eileen préparait des ufs brouillés
pour eux. Harry vit un film en noir et blanc, montrant l'incendie
d'un magasin, puis un plan de montage d'une masse étonnante,
émouvante d'hommes noirs en colère dans une rue quelque
part.
"C'est ici ?" demanda-t-il, ne comprenant pas qu'une telle
chose puisse arriver dans sa ville.
"C'est Los Angeles ?". "Watts. Tu restes à la
maison jusqu'à ce que les choses se calment. Tu peux faire
du désherbage derrière la maison si tu veux quelque
chose à faire". Harry fixait la télévision
des yeux. Ils ne vivaient pas près de Watts mais il pensait
à deux des garçons qu'il connaissait à Mc Laran.
Spencer et Figgs. Ils venaient de Watts et il se demandait s'ils étaient
devant la télévision dans la salle de jeux du dortoir
regardant leur voisinage brûler. "Typique "dit Ed.
"Ils brûlent leurs propres maisons. Quel bien est-ce que
ça leur fait ? Les informations disent que les gardes nationaux
vont venir. Ils vont balayer les rues avec du sang noir ".
Harry
regarda Ed, il n'était pas sûr de comprendre ce qu'il
voulait dire, puis regarda à nouveau la télévision.
"Tu vas enlever ton uniforme et te changer avant d'aller travailler
derrière", lui enjoignit Eileen.
Un mois après les émeutes, il y eut une danse Sadie
Hawkins dans le gymnase de l'école. C'était le lieu
où les filles demandaient aux garçons de sortir et Harry
n'en attendait rien du tout. Il ne s'était pas fait d'amis
et il n'avait que peu parlé avec une des filles de sa classe.
La plupart du temps il observait - les groupes s'étaient formés
pendant la première année alors qu'il était toujours
à McLaran. En plus il devait travailler après l'école
et n'avait jamais le temps de traîner sur le parking avec les
autres enfants. La seule fille qu'il connaissait et à qui il
parlait était aussi une étrangère qui s'appelait
Estrella Arceneaux. Il la connaissait seulement parce qu'ils étaient
les marginaux de la classe et qu'ils partageaient la même table
tous les jours pendant le déjeuner. Il y avait un garçon
avec une jambe atteinte de polio qui s'asseyait également à
leur table mais il lisait toujours des livres des Hardy Boys en déjeunant
et il ne parlait pas. Il ne restait que Harry et Estrella. Elle aussi
était la seule membre de sa bande, non pas parce qu'elle était
nouvelle à l'école ou qu'elle avait des difficultés
pour s'intégrer en société comme Harry. Elle
était une étrangère parce qu'elle était
la seule élève noire de la classe. Le jeudi précédant
la soirée de danse du samedi, elle demanda à Harry s'il
voulait bien y aller avec elle et il accepta.
Harry demanda à Ed de le déposer à la maison
d'Estrella samedi soir. Alors qu'il conduisait et suivait les directions
qu'Estrella avait données à Harry par téléphone,
le visage d'Ed se renfrognait lentement. Finalement il ralentit à
un stop comme s'il croyait qu'en conduisant plus loin il franchirait
quelque limite en lui-même.
"Fiston, tu sais que nous allons dans le quartier des Nègres,
n'est-ce pas ?"
Harry ne savait pas quoi répondre. Il n'avait jamais utilisé
le mot que son père adoptif utilisait si souvent et répondre
oui serait le reconnaître. Il savait que cela traduirait un
manque de respect pour la fille qui lui avait demandé de sortir
avec elle pour la soirée de danse.
"La
fille est de couleur ou pourrait très bien l'être si
elle vit dans le coin", dit Ed alors qu'Harry ne répondait
pas.
"C'est une nègre", dit Harry, utilisant l'expression
adéquate du jour, pas "de couleur". Ça faisait
du bien de défier le vieil homme. Et Harry comprit soudain
qu'Ed avait provoqué l'incident pour qu'il puisse le faire.
La main d'Ed Foster lâcha le volant trop vite pour qu'Harry
puisse l'éviter. Elle le frappa sur la bouche, coupant ses
lèvres contre ses dents. Harry mit la main sur sa bouche mais
le sang dégoulinait sur la chemise d'un blanc éclatant
qu'il avait achetée à Buffums avec l'argent gagné
en ensachant des provisions dans le magasin où son père
adoptif dirigeait le rayon produits.
Au premier
stop Harry ouvrit la portière de la voiture et sortit. Il laissa
simplement la portière ouverte pour que Ed s'embête à
la refermer. Il retourna dans la direction de la maison d'Estrella
Arceneaux. Il y arriva une demi-heure plus tard avec sa chemise abîmée
et ses lèvres gonflées. Le père d'Estrella ouvrit
la porte et d'abord pensa que des gars du quartier l'avaient tabassé.
Ils n'habitaient pas à Watts mais assez près quand même
et les choses avaient été tendues partout depuis les
émeutes. Harry dit que ce n'était pas la raison et s'excusa
auprès d'Estrella pour avoir gâché la soirée.
Il savait qu'ils ne pouvaient pas y aller dans l'état où
il était. M. Arceneaux emmena Harry dans la salle de bains,
nettoya le sang sur son visage et lui fit rincer sa bouche avec de
l'eau chaude. Il ne posa pas de questions supplémentaires à
propos de ce qui s'était passé car il le savait probablement.
Il apporta à Harry de la glace enveloppée dans une lavette
pour sa bouche et lui dit d'enlever sa chemise. Il repartit et lui
rapporta une de ses propres chemises pour qu'il la porte. C'était
grand pour Harry mais il ne flottait pas.
"Votre fille est jolie", dit Harry. Il n'arrivait pas trouver
les mots pour expliquer ce qu'il ressentait ou ce qu'il pensait. "Elle
est aussi très intelligente. Parfois pendant le déjeuner
elle m'aide à finir mes devoirs".
M. Arceneaux se contenta de sourire et de faire un signe de la tête.
Il les conduisit à la soirée. Sur le chemin, M. Arceneaux
alluma la radio. Harry et Estrella étaient assis à l'arrière
et écoutaient l'étrange musique que son père
avait mise à la radio. Aucune musique qu'il avait écoutée
auparavant ne l'avaient touché de cette manière, la
façon qu'avait le son de bouger à l'intérieur
de son corps. De son sang. Il se rappelait que sa mère écoutait
des disques avec des hommes noirs sur la couverture mais à
cette époque il était trop jeune pour y faire attention.
Maintenant il y faisait attention. Le père d'Estrella le regarda
dans le rétroviseur et sourit. Il avait une dent en or.
"Tu aimes le "Bird "hein" ?
Harry ne savait pas pourquoi il appelait sa fille un oiseau et pourquoi
elle ne protestait pas. Mais parce que l'homme lui souriait, Harry
se contenta de hocher la tête. Il ne comprendrait pas ce que
M. Arceneaux voulait dire avant quelques années plus tard.
Dans le gymnase ils dansèrent peu mais observèrent la
plupart du temps les autres enfants et essayèrent de ne pas
montrer qu'ils se savaient observés. Mais Harry tirait une
étrange sensation de pouvoir et de liberté du fait d'être
avec Estrella. Du fait de savoir qu'ils étaient observés
alors qu'ils dansaient un slow sur une chanson de Sam Cooke qui parlait
d'être sur un toit.
Tous les regards étaient tournés vers les deux marginaux
de la classe et cela enhardissait Harry. Il raconta toute l'histoire
à Estrella. Concernant tout ce que son père adoptif
avait dit et fait. Il lui dit qu'il savait qu'il serait renvoyé
à Mc Laran maintenant et que c'était ce qu'il voulait.
Le visage d'Estrella devint sérieux puis furieux. Elle lança
un regard à Harry qui le blessa. Tout à coup il vit
la peine, la colère et surtout la déception.
- Quoi ?
- Tu t'es servie de moi Harry
- Quoi ?
- Tu t'es servie de moi pour retourner là- bas. Tu ne comprends
pas ce que ça signifie ? Comme c'est idiot de ta part ? Je
suis une personne, pas une
- Idiot ? Non, je voulais juste
- Les gens comme ton père adoptif ne sont pas les pires. On
les voit venir des kilomètres à la ronde. Mon père
dit que ce sont les ignorants qui font le plus de mal.
Elle
le laissa là, sans voix et sortit du gymnase. Son père
attendait dans la voiture sur le parking. L'école était
si loin de leur domicile que cela ne valait pas le coup de refaire
tout le trajet aller et retour jusqu'à chez lui.
Harry suivit Estrella dehors. Il pouvait entendre le même genre
de musique venir de la voiture de son père à mesure
qu'il s'approchait. Estrella était assise devant, de l'autre
côté de la voiture où Harry se trouvait et regardait
dehors par la fenêtre. Son père regarda Harry alors qu'il
arrivait.
- Fiston, tu as été impertinent avec ma fille ?
- Non monsieur
- Eh bien je dois te donner de l'argent pour le taxi parce qu'elle
ne veut plus de toi dans la voiture.
Harry
regarda Estrella par-dessus l'épaule de son père. Elle
lui jeta un coup d'il en retour, lui lança le même
regard à nouveau et détourna la tête vers la fenêtre.
- Ça va, dit-il . Je peux marcher, ce n'est pas loin.
- T'es sûr. C'est ma responsabilité de veiller à
ce que tu rentres bien chez toi maintenant.
- Je suis sûr. Je veux marcher.
Après
leur départ Harry se rappela qu'il portait la chemise de M.
Arceneaux et se demanda comment il allait pouvoir la lui rendre.
Il rentra à la maison une heure plus tard et trouva Ed Foster
qui l'attendait dans le salon. Les vêtements d'Harry et quelques
unes de ses affaires, incluant un poster enroulé d'une peinture
de Hieronymus Bosch que sa mère lui avait donné, l'attendaient
dans deux cartons de bananes.
- Viens, garçon, dit Ed. On s'en va ce soir.
Harry
n'eut jamais l'occasion de dire au revoir à Eileen Foster.
Et jamais plus il ne revit Estrella Arceneaux."
©
Michael Connelly